Trans-Australie II 5200 Km de vtt à travers le pays continent

Derrière moi les 200 mètres qui me séparent de la maison où j’ai habité pendant cette prise de contact avec le grand pays. devant moi, 5160 kilomètres de routes et de pistes avant d’atteindre Brisbane et la côte est.

II

En haut de la toute première côte, l’horreur doit se lire dans mes yeux lorsque je me retrouve nez à nez avec un énorme camion. Je fais une embardée et me retrouve sur le bas-côté, le souffle court alors que le conducteur continue d’appuyer sur son klaxon. Trans-Australie a bien failli se terminer avant même d’avoir quitté Perth. À l’avenir, il ne me faudra plus oublier qu’ici, comme en Angleterre, on roule à gauche… Chargé à plein, mon VTT à besoin de toute mon énergie pour avaler la dose de bitume nécessaire pour sortir de la cité. Il fait très chaud, d’autant plus que le port du casque est obligatoire. Sous cette carapace de plastique, c’est la fournaise ! Cependant, à la vue de la circulation dense aux abords de la ville, le porter me semble approprié. Ce sera autre chose lorsque je serai seul sur les pistes du désert… Je laisse sur ma gauche les grands immeubles qui réverbèrent avec puissance la lumière solaire, traverse la Swann River, puis pique plein est avec comme prochaine étape, Kalgoorlie, la ville de l’or, 600 kilomètres plus loin.

De zones commerciales en zones industrielles, les buildings de Perth se font de plus en plus petits. Moins d’une heure après mon départ, j’attaque une côte qui sera la plus longue de toute la traversée. En effet, si l’altitude moyenne de la planète est de 700 mètres, elle n’est en Australie que de 300 mètres. Il n’y a en fait de véritables montagnes que dans le « Great Dividing Range », ou Cordillère australienne, qui forme un arc de cercle de près de 3000 kilomètres à l’est du continent, de la péninsule du Cap York à la Tasmanie. Rassemblant plateaux et montagnes les plus élevées du pays, son point culminant, le Mont Kosciusko (2228 mètres) enneigé durant l’hiver, se trouve en Nouvelle Galles du Sud.

Si j’attaque avec entrain cette grande côte, ma vitesse va régulièrement réduire, malgré les Klaxons d’encouragement. Alors que sous mon casque, je transpire abondamment, un petit groupe de vététistes ralentit à mon niveau. Intrigué par le labeur que je m’impose avec mon chargement, on discute un moment et stupéfaits, ils me font répéter trois fois le nom de ma destination finale… Puis, après m’avoir annoncé que j’avais encore autant de distance avant de voir le plat, ils se mettent en danseuse et s’éloignent de moi. Enfin, je vois le bout des six kilomètres de cette pénible ascension. Je retrouve un rythme plus soutenu jusqu’à une nouvelle côte, bien moins longue, mais tout aussi pénible. Pendant la majeure partie de la journée, le dénivelé va durement faire travailler mes jambes.

Les habitations disparaissent peu à peu, laissant la place à de grandes étendues où les moutons paissent par milliers. Vers 18 heures, je rentre dans un petit bourg composé d’à peine une dizaine de maisons. Certaines sont récentes, entourées d’une pelouse parfaite sans doute arrosée à longueur de journée. Elles contrastent avec d’autres dont l’état général laisse à penser que leur construction remonte aux pionniers du siècle dernier. Plutôt que d’installer mon camp à l’écart, je préfère frapper à la porte d’une habitation afin d’avoir un maximum de contacts. C’est par les rencontres que je pourrai par la suite me faire une véritable opinion sur les Australiens. Pieds nus, dans une tenue un peu débraillée, une femme d’une trentaine d’années m’adresse un sourire en m’écoutant lui raconter mon histoire. Elle accepte volontiers que je prenne une douche avant d’installer ma tente dans un petit abri de tôle ondulée, à l’arrière de la maison. Son mari parle peu, je le trouve même très froid, comme si ma présence le dérangeait profondément. Leurs enfants par contre, deux garçons blonds comme les blés, m’indiquent gentiment la direction de la salle de bains où ou vais rester un bon moment. Ils arrivent tout juste de vacances et ont donc de nombreuses choses à faire. Après un thé bu en leur compagnie, je monte ma petite maison de toile sous un ciel de plus en plus menaçant. La nuit tombe vite, puis la pluie fait son apparition. L’odeur qu’elle dégage en heurtant le sol desséché me rappelle les pluies d’été en France, quand l’eau ruisselle sur les routes chauffées à blanc par le soleil. Nostalgie, cette première journée m’a beaucoup fatigué. Les pensées sont multiples alors que je m’installe dans le sac de couchage. À la lueur de ma lampe, je griffonne quelques notes sur le journal de bord encore vierge. Brèves, la fatigue est la plus forte et m’emporte rapidement !

Le lundi, il ne fait pas trop chaud mais la vache, j’en bave !

Bien que Perth soit encore relativement proche, les voitures sur la route se font de plus en plus rares. C’est plutôt bien de ne pas avoir à être davantage sur mes gardes en raison du trafic. Les Australiens conduisent correctement, et comme aux Ètats-Unis, sont assez respectueux des limitations de vitesse. Ici, on prend le temps de vivre. Les lignes droites interminables font mal au moral et depuis quelques kilomètres, le paysage est plus vide que jamais. À gauche comme à droite, rien. Rien à perte de vue. Sur des terres sans le moindre dénivelée, quelques arbustes, des touffes d’herbes de ci de là, mais pas la moindre habitation, pas le moindre signe de vie. S’il n’y avait cette route (nationale) de moins en moins fréquentée, au fur et à mesure que j’avance vers l’est, je serais seul, absolument seul, à 80 kilomètres d’une ville de plus d’un million d’habitants… Je peine. À la monotonie s’ajoutent les difficultés que j’ai à garder une moyenne horaire correcte. Certes, je ne suis pas pris par le temps et il n’est absolument pas question de foncer dès les premiers jours. Pourtant, malgré les efforts que je déploie et la bonne qualité du revêtement, j’ai bien du mal à dépasser les 11 km/h. Mon chargement est loin d’être le seul responsable et je mets cela sur le compte de l’adaptation qui me semble évidente avant de trouver de bonnes sensations. L’eau de mes bidons descend rapidement car mon organisme auquel j’impose de nombreuses heures de pédalage, sous une température d’environ 30°, a besoin de s’habituer.

TA4

À Northam, où j’espère trouver quelques boutiques ouvertes malgré ce lundi de Pâques, j’ai la surprise d’entrer dans une ville fantôme. Les rues sont vides, tristes, et le vent qui fait décoller en tourbillonnant des feuilles tombées des arbres, ajoute encore à l’impression que soudainement, les 6800 habitants ont fui une catastrophe. Finalement, je découvre un peu d’animation autour d’une petite épicerie. J’y achète une glace que je viens manger dehors, assis à côté de mon vélo. Les yeux au niveau de ma roue arrière, je me rends compte avec stupeur du mauvais état de mon pneu. Les crampons qui s’y trouvaient ont presque totalement disparu alors que j’ai à peine parcouru 110 kilomètres. Avant le départ, j’avais longtemps hésité sur le type de pneus à adapter sur mon vélo Peugeot. Les crevaisons me faisaient peur et j’ai donc opté pour du matériel increvable, car sans air, en mousse de polyuréthanne, ce qui règle pour de bon l’affaire des crevaisons. Pour l’un des responsables de la société qui les fabriquent, ils devaient être capable de supporter les 5000 kilomètres de la traversée… Il est vrai qu’avec le lourd chargement qui porte sur la roue arrière, la gomme a été durement mise à l’épreuve. Avant qu’un sort identique n’arrive au pneu avant, je dois les changer dès que possible. Inutile cependant de rester plus longuement à cet endroit où rien ne me retient, je décide de reprendre la route en direction du magasin de cycles le plus proche, Kalgoorlie, à 480 kilomètres…

Bien qu’il n’y ait pas en vue la moindre habitation, il y a paradoxalement de chaque côté de la route, un grillage interminable qui délimite des propriétés privées gigantesques où l’on cultive du blé et élève des moutons. Pas question pour moi de dormir entre celui-ci et la route, il me faut trouver pour ce soir un endroit plus tranquille. Sur le côté gauche, parallèlement au grillage, un pipeline dont je suis le tracé depuis mon départ. Cet énorme tuyau gris dont l’esthétique laisse à désirer, permet néanmoins de fournir l’eau vitale aux villes situées sur les 600 kilomètres de l’axe Perth-Kalgoorlie.

Alors que le soleil descend doucement dans un ciel sans nuage, j’en arrive à me dire qu’il va falloir me résoudre à monter mon campement à quelques mètres du bitume, dissimulant tant bien que mal la tente à proximité d’un gros arbre. La fatigue est plus forte que tout et je commence à désespérer lorsqu’au loin, sur ma droite, je crois reconnaître la silhouette d’une grande ferme, située à l’écart de la route. Le chemin de terre qui y mène est de très mauvaise qualité, avant-goût de ce qui m’attend sans doute plus loin. En fait, ce sont deux fermes qui, à une centaine de mètres l’une de l’autre, représentent les seules habitations depuis au moins 20 kilomètres.

La porte d’entrée est ouverte, seule la moustiquaire fait obstacle à de gros insectes qui s’y cognent sans relâche, attirés par la lumière que diffuse l’intérieur. Je fais le tour de la première maison et alors que je commence à penser que personne ne s’y trouve, j’aperçois une silhouette passer rapidement d’une pièce à l’autre. Quelqu’un a réalisé ma présence et vient aussitôt au-devant de moi.

– G’day Mate.

Je suis très fatigué et il doit lire la réponse sur mon visage puisqu’il refuse de laisser installer ma tente dehors et m’indique un endroit où je pourrai dormir. Dans une grande chambre, une armoire presque vide et un vieux matelas, posé à même le sol. Là comme dans les autres pièces, rien de superflu, presque rien tout simplement. La demeure elle-même, semble tout droit sortie du passé australien pourtant court. Construite principalement de planches, tant sur les murs que par terre, elle donne l’impression qu’un gros coup de vent suffirait à la réduire en poussière. Seul élément récent, une chaîne stéréo flambant neuve d’où sort la voix pleine d’interférences d’un animateur radio. Un verre d’eau fraîche à la main, la carte de mon parcours dépliée sur la table de la salle à manger, je lui explique mon itinéraire. Il me donne des détails sur toute la partie route jusqu’à Kalgoorlie, mais ignore totalement la suite.

Bruce est fermier et en dehors du blé qu’il cultive, il gère un troupeau de moutons d’environ cinquante têtes. Ses parents à la retraite, habitent la seconde maison et lui donnent un coup de main. Il est content que je sois Français car on parlait dernièrement à la télévision des problèmes de nos agriculteurs, dont il se sent proche.

Le ballon d’eau chaude est petit. J’attends donc une bonne demi-heure pour occuper la salle de bain après lui. Minuscule, la pièce doit être d’origine au vu des robinets rustiques et de l’état des murs. Dans la douche, quelques rasoirs et une glace fendue.

Les toilettes sont à l’extérieur, dans une petite cabane de bois dont la porte ne ferme pas. Des cafards se promènent sur le sol bétonné et j’inspecte grossièrement l’endroit avec l’espoir d’y dénicher une lactrodecte, araignée plus connue sous le nom de veuve noire. Rapidement, je parviens à en dénicher une sous le rebord intérieur du siège. À l’aide d’une brindille, je l’incite à quitter l’espace douillet qu’elle s’était aménagé pour l’approcher de la lumière. Petite, elles ne dépassent jamais 1,5 centimètres, de fines pattes non velues, elle a comme tous les membres de sa famille, une petite tache au milieu du dos. Tache rouge en Australie d’où son appellation de « Redback », elle peut être également jaune, blanche ou même inexistante. Non agressive, sa morsure est souvent une réaction de défense. Elle provoque des contractions musculaires, des sueurs, un encombrement bronchique et un fort affaiblissement de l’état général. Sa morsure, rarement mortelle, peut cependant être ennuyante en raison de sa présence dans les toilettes. Il arrive en effet qu’elle morde les hommes sur le sexe alors qu’ils s’assoient paisiblement. En relâchant mon spécimen dans les herbes, je rends un service à Bruce ou à moi-même pour demain matin…

Nous dînons chez ses parents, où je dévore littéralement les plats que l’on me propose. Dans leur jeunesse, ils sont allés en Europe et dans un album aux pages jaunis, ils ont plaisir à me montrer la tour Eiffel, l’arc de Triomphe ou la place de la Bastille. Mon expédition les impressionne et ils tiennent à connaître les moindres détails de l’itinéraire. Dans leur atlas, ils tracent au crayon de papier tout mon trajet afin de mieux réaliser l’ampleur de la traversée. Très maternelle, la maman de Bruce s’inquiète pour moi et me demande à plusieurs reprises de bien prévenir la police un peu avant mon entrée dans le désert. Elle s’interroge pour mes provisions d’eau et m’implore presque de la tenir au courant de mon avancée !

Pour ma part, je suis impressionné par la solitude qui les environne et qui ne semble en rien leur peser. La ville la plus proche, Cunderdin, est à une trentaine de kilomètres mais qu’importe, ils ont le calme, le silence infini uniquement rompu par le bêlement des moutons ou le chant des oiseaux. Ils entretiennent un petit potager, se reposent, lisent, écrivent et se rendent à la ville environ une fois par semaine pour au moins, y retirer le courrier dans leur boite postale.

Après le repas, Bruce et moi passons un bon moment à discuter dans la cuisine. Alors qu’il sort d’une petite boite métallique un peu d’herbe qu’il mélange à son tabac, il me parle avec émotion de sa vie, des difficultés croissantes dans son travail et de l’argent qui vient souvent à lui manquer. Demain, avec ses maigres économies, il s’envolera pour le Kenya, sac au dos avec l’arrière-pensée de jeter un œil aux exploitations agricoles et qui sait, peut-être partir travailler là-bas. Je lui parle des choses merveilleuses que j’ai vues dans ce pays, des animaux que l’on peut croiser par centaines au milieu des étendues sauvages et des couchers de soleil extraordinaires. A mon réveil, Bruce est parti, emportant avec lui ses rêves de jours meilleurs.

Sur la route, je suis partagé entre des moments de plaisirs intenses, loin de toute tension, et des moments de forte nostalgie alors que se mêlent dans ma tête les multiples souvenirs de ce qui a précédé mon départ. J’apprécie la tranquillité, le silence, mais suis surpris par la distance qui me sépare des gens que je croise sur mon passage. Rarement un petit signe, plus rarement encore un coup de klaxon, il me semble être entouré d’un halo me rendant invisible. Alors que je m’arrête dans un relais routier pour m’offrir une boisson fraîche, le peu d’amabilité de la personne qui me sert me glace le dos. Le désert m’attire car je veux m’y tester, me découvrir face à la solitude et aux difficultés que je peux y rencontrer. Sur cette route, j’ai presque l’impression d’y être déjà tant les gens me semblent loin. Où est le chaleureux accueil australien si réputé ?

Cette nouvelle journée est donc d’autant plus difficile que le moral n’est pas au plus haut. Pourtant, à Merredin où j’arrive dans la soirée après avoir mis toutes mes forces pour parcourir une distance aussi grande que possible, je retrouve un accueil sympathique. A l’ombre d’un gros eucalyptus, je noircis plusieurs lignes de mon journal de bord puis, appelle la France d’une cabine téléphonique afin de donner des nouvelles à un groupe d’amis qui s’occupe d’assurer le suivi médiatique de l’expédition.

La nuit commence à tomber lorsque je sillonne les rues de cette petite ville d’à peine plus de 300 habitants, à la recherche d’un coin pour dormir. Après avoir essuyé le refus catégorique d’un homme qui semblait me prendre pour une sorte de vagabond, je renouvelle ma demande à un de ses proches voisins qui accepte volontiers. Et plutôt que de me laisser m’embêter à monter la tente dans un sol durci par les longues journées de soleil, il me propose la couchette de la caravane familiale qui repose sous un petit hangar, au fond du jardin.

De lignes droites en lignes droites, les kilomètres défilent au milieu d’un paysage uniforme. D’un ciel sans nuage, l’astre solaire fait chauffer le bitume sous mes roues. Malgré la fatigue, je garde le rythme. Plus je m’approche de l’entrée de la piste, plus elle m’attire, et m’incite à la rejoindre au plus vite. Southern Cross, première ville de l’Australie Occidentale à avoir connu une ruée vers l’or, n’est plus de nos jours qu’un bourg où se mélangent maisons habitées et maisons à l’abandon. Les réserves du précieux minerai se sont rapidement épuisées et c’est plus à l’est, dans ma direction, que les chercheurs d’or tentent aujourd’hui leur chance. Je n’y fais qu’un bref arrêt et vais installer mon bivouac un peu plus loin, dans une zone qui semble marquer la frontière entre les terres de la culture du blé et les plaines sablonneuses qui marquent l’entre progressive dans le désert.

Les grandes bandes de grillage ont disparu, et je n’ai aucun mal à rentrer dans ce que tout le monde ici appelle le bush, la brousse. A l’écart de la route, je monte ma tente sans y mettre le double toit. En ce début de soirée, il fait encore très chaud. Avec l’eau d’un de mes quatre bidons, je fais une toilette sommaire, rafraîchissante, puis autour du feu que je viens d’allumer, je prépare mon dîner. Pain, fromage, fruits, je retarde à plus tard l’emploi de ma nourriture lyophilisée tant que j’ai la possibilité de me procurer de l’alimentation fraîche.

Soudain, je suis séduit par le chant d’un oiseau sans doute très proche. À pas de velours, je me dirige, appareil photo en main, en direction du bruit puis me stabilise à genou, pour tenter de le localiser. À une dizaine de mètres au-dessus de ma tête, sur la branche d’un grand acacia, j’ai la surprise d’apercevoir non pas un, mais deux oiseaux extraordinaires. Côte à côte, un couple de perroquets s’est installé là pour la nuit. Leurs couleurs semblent presque irréelles tant elles sont vives et contrastent avec les tons du soleil couchant. De dominance verte, le dessous de leur corps est bleu. Au-dessus de leur bec, une tache orange surmontée d’une zone violette. De ma position inconfortable, je reste fasciné par leur beauté que, jusqu’à présent, je n’avais vu que dans les livres ou derrière les barreaux d’une cage. Discrètement, je dirige vers eux le téléobjectif de mon appareil afin d’immortaliser cette rencontre sur la pellicule et me retire doucement, rempli de bonheur pour regagner mon camp…

Tout comme la solitude, la présence du sable se fait de plus en plus forte. Pourtant, à Coolgardie où j’arrive, épuisé en fin d’après-midi, je retrouve des fleurs, des jardins et des gens qui gravitent autour de l’unique rue, si large qu’une dizaine de voitures pourraient y rouler de front. Démesure dans cette ville qi n’abritent plus de 700 âmes alors qu’elle comptait en 1900, 25 000 habitants, plus de 20 hôtels, plusieurs brasseries et sept journaux… en 1892, on y découvrit d’extraordinaires fions aurifères qui virent arriver des milliers d’hommes de tout le pays mais aussi d’Europe, d’Amérique, du Japon, de Nouvelle-Zélande, d’Afrique… Les premiers sur place, venus en diligence, en charrette, à cheval ou à dos de chameau purent extraire jusqu’à trois kilos d’or en quelques heures. Nombre d’entre eux ne purent résister au manque d’eau et de nourriture, à la mauvaise hygiène et à la chaleur torride. « La moitié de Coolgardie est occupée à enterrer l’autre moitié » écrivait une journaliste de l’époque. La ville demeure aujourd’hui grâce aux traces de son passé qu’elle exploite par l’intermédiaire d’un nouveau filon, le tourisme…

À la sortie du cimetière où j’ai rendu visite aux premiers chercheurs d’or, un gros chien noir, le poil Sali par la poussière, fonce dans ma direction.  Avant même que je parvienne à pendre de la vitesse, il est sur moi, ou plutôt sur mon vélo dont il mord avec acharnement le pneu arrière, grognant, secouant sa tête e gauche à droite. Mes cris ne semblent en rien l’effrayer, au contraire, comme s’il cherchait à en déchirer un morceau, il relâche son étreinte et s’en va, la queue entre les pattes, sans doute déçu de ne pas en être venu à bout.

Malgré les difficultés que m’a imposé au cours des derniers jours mon pneu arrière lisse, je suis ravi d’avoir pu le garder jusque-là. Dans la mousse de polyuréthanne, l’empreinte très nette de ses crocs… Sans elle, j’étais bon pour parcourir à pied, ou en stop, la distance qui me sépare du seul magasin de cycles de la région.

Kalgoorlie, considéré par beaucoup comme le site le plus authentique et le mieux conservé d’Australie, n’a rien à voir avec Coolgardie, sa ville fantôme voisine. Dans les rues que j’emprunte, sous une chaleur de plus en plus accablante, il me faut prendre garde au trafic assez dense, aux panneaux de signalisation et aux feux tricolores dont j’avais pratiquement oublié l’existence. Sur les trottoirs, la foule est compacte et les magasins nombreux… petits commerces, grandes surfaces, restaurants, pubs, hôtels ; agences de voyage !

27 000 personnes résident sur Kalgoorlie et Boulder, sa ville jumelle. Beaucoup d’entre elles travaillent dans les mines industrielles ou les puits artisanaux localisés pour la plupart le long du « Golden Mile », considéré au début du siècle comme le mile carré le plus riche du monde.

En 1983, Patrick Hannan et deux de ses amis découvrent à l’emplacement de l’actuelle ville, près de trois kilos d’or. Quelques jours plus tard, 700 mineurs sont déjà sur place afin d’exploiter le nouveau terrain. Les grandes compagnies investissent sur place, creusant jusqu’à une profondeur de 1200 mètres. Depuis sa découverte, la mine a produit plus de 1300 tonnes d’or fin et rapporté un milliard de dollars. Les coûts d’exploitation élevés voyaient ralentir les activités dans le secteur à l’issue de la seconde guerre mondiale. Depuis, avec la remontée des cours de l’or, la production a repris de plus belle. Après le fer, l’or est la deuxième source de revenu de l’Australie-Occidentale.

Plus tard, je pars à pied afin d’en connaître davantage sur le centre de la nouvelle ruée vers l’or. Sur une hauteur à la sortie de la ville, je reste un long moment à observer le cœur de la mine du Mont Charlotte. Sur une superficie gigantesque et une profondeur impressionnante, j’admire le ballet incessant des pelleteuses qui, à ciel ouvert, creusent le sol comme si elles cherchaient à atteindre le cœur de la planète. Tels les ouvriers d’une énorme fourmilière, les camions remontent sans relâche la terre destinée à être filtré. Dans chacune de ces bennes, quelques grammes du précieux minerai jaune qui aujourd’hui, fait encore tant rêver.

Par un vieil ascenseur rouillé, casque sur la tête, je descends dans un puits à près de 120 mètres avec un ancien diggers, un de ces solitaires pour qui l’or résume l’histoire d’une vie. Des années passées sous la surface à fouiller la terre dans des conditions éprouvantes et parfois très dangereuses. Tout en parcourant une partie de l’immense labyrinthe où les tunnels succèdent aux tunnels, Bart m’explique dans un Anglais plein d’argot, les indications à suivre pour devenir chercheur d’or à Kalgoorlie. Tout d’abord, obtenir pour la modique somme de 10 $ et pour une durée illimitée, une licence donnant droit à garder le minerai trouvé sur une terre publique ou sur sa propre concession privée. Quand à la manière de le dénicher, le mieux à faire est de filtrer l’eau d’une rivière de la région avec une immense passoire ou encore d’acheter ou de louer un détecteur de métaux. C’est là tout le charme de l’Australie. N’importe qui peut tenter sa chance à ce grand jeu ou, pour une fois, il n’y a rien à perdre et tout à gagner.

En récupérant chez l’unique marchand de cycles de la ville mon vélo équipé de pneus flambants neufs, renforcés au kevlar et recouvrant une chambre à air à double épaisseur, je réponds aux questions d’une correspondante du « Minor », le journal local.

À la poste, j’envoie un paquet contenant de la nourriture lyophilisée à Yulara, à proximité du gros caillou d’Ayers Rock. J’ai le plaisir d’y retirer un impressionnant courrier arrivé de France. Il me faut près de deux heures pour lire les 25 lettres d’encouragements écrites par mes proches, mes amis mais aussi par des personnes dont j’ignore tout et qui, à leur manière, tiennent à participer à mon expédition. Je suis parfois ému par la gentillesse dont certains témoignent. Ils ne savent de moi que ce qu’ils ont lu dans la presse mais semblent apprécier mon désir de partager avec eux mes découvertes, mes passions, mon goût pour la vie.

Avant de regagner mon modeste hôtel pour une ultime revue de détail de mon matériel, je flâne dans un grand magasin. En prévision des choses qui vont me manquer d’ici quelques jours, j’achète du chocolat, des fruits et du fromage même si celui-ci est loin d’avoir le parfum de ceux de chez nous. Je rentre par Hay Street, rue poussiéreuse où les vieux bâtiments succèdent aux palissages de tôles ondulées. Il y a peu de temps encore, Hay Street était considérée comme la rue des plaisirs de l’Ouest Australien. Lieu de rendez-vous des hommes qui travaillaient sur Kalgoorlie ou ne faisaient qu’y passer. Cow-boys, mineurs, routiers sont venus y traîner leur jeans sales. A ce jour, seuls deux ou trois établissements témoignent encore de la réputation de Hay Street. Adossée à un mur de planches, une fille à la poitrine généreuse me sourit en me faisant un signe de la main que je lui retourne avant de m’éloigner.

Au petit matin, du Royal Automobile Club qui édite la seule carte du tracé que je vais emprunter, je parle par téléphone avec Tom, un employé du bureau de Perth qui a pris la piste en voiture une quinzaine de jours auparavant. D’après lui, aucune chance de trouver de l’eau dans le lit des rivières. Il n’est pas tombé de pluie dans cette région depuis un bon moment et toutes étaient asséchées lors de son passage. Il se veut cependant rassurant en me disant qu’il ne devrait pas s’écouler plus de deux jours sans que je rencontre un véhicule. Au poste de Police où les Rangers notent avec attention le jour de mon départ et le jour prévu pour mon arrivée au prochain poste, à la sortie du désert, 2200 kilomètres plus loin, je retiens la totalité des détails qu’ils me donnent sur mon tracé. Sans être réellement surpris, ils cherchent à savoir pourquoi j’ai choisi cet itinéraire plutôt que celui emprunté par plusieurs cyclistes chaque année. En effet, la seule et unique route entre Perth et les grandes villes de la côte Est, Adélaïde, Melbourne, Sydney ou encore Brisbane, traverse la plaine de Nullarbor, à proximité des côtes du Sud. Bitume aux lignes droites interminables, la plus longue fait 480 kilomètres. C’est par là que passe tous ceux qui cherchent à se rendre à l’opposé du grand pays. Mais pour rejoindre le site célèbre d’Ayers Rock, la distance de Perth par cet itinéraire est presque double par rapport au tracé que j’ai choisi d’emprunter. De plus, la route ne m’intéresse pas. D’après moi, l’Australie ne peut s’approcher réellement que par les pistes qui traversent ses immenses déserts, les terres où ont élu domicile les Aborigènes, loin de la société de consommation qui leur fait tant de mal. C’est dans ces régions que se trouve l’âme du pays, et c’est pour cette raison que mon choix s’est tout naturellement tourné par là.

Le jour se lève à peine sur la ville lorsque je quitte l’axe principal pour m’engager sur une petite route en direction de Menzies, Leonara, et Laverton, dernière zone urbanisée à l’avenir incertain avant le Grand Désert de Victoria. Grâce à mes nouveaux pneus, je roule mieux mais la chaleur reste pénible et je n’hésite pas à m’arrêter lorsqu’en fin de matinée, j’approche de l’entrée d’un ranch. Par un porche surmonté d’une pancarte indiquant « Mont Vetters Station », j’accède au jardin devant la maison. Sur une pelouse d’un vert parfait contrastant étrangement avec l’aridité du sol qui l’entoure, un agneau de quelques jours se repose à l’ombre d’une rangée d’arbustes. À droite, une piscine recouverte d’une bâche et entourée d’une table et de chaises longues. Derrière, un immense réservoir au pied d’un moulin à vent, unique moyen pour ces habitations isolées d’obtenir, puis de stocker des réserves d’eau. Plus loin sur la gauche, un immense hangar ouvert où sont garés deux avions, et prolongé d’une piste d’atterrissage et de décollage en terre. Au milieu de tout cela, la maison a fière allure. Construite en bois, très bien entretenue, y vivre doit être un véritable plaisir. Alors que je place mon vélo sur la béquille, un homme d’une cinquantaine d’année, en short et T-shirt, chapeau sur la tête, pousse l’une des protes donnant vers l’extérieur, une bière à la main. En un rien de temps, sa femme, leur fille et leurs deux garçons, se sont joints à nous et m’écoutent leur raconter mes intentions après m’avoir offert du jus de fruit frais. Assis à l’ombre autour d’une grande table, nous restons plus d’une heure à discuter. C’est Cliff, le père de famille qui emmène ses enfants à l’école le lundi. Et comme l’école est à Perth, à plusieurs centaines de kilomètres, c’est en avion qu’ils s’y rendent… Avion qui sert également à surveiller l’immense troupeau de moutons, paissant sur les centaines d’hectares de la propriété. J’aime le contact avec ces gens, le rapport amical qui s’installe immédiatement, la proximité entre nous. Lorsqu’on se sépare et qu’ils me disent que je serai toujours le bienvenu, avec mes amis ou ma famille, je sais qu’ils disent vrai. Que ce soit dans six mois ou dans cinq ans, l’accueil d’étrangers ne leur posera jamais de problème. C’est ce que j’aime chez les Australiens.

Menzies, où je parviens épuisé par l’effort et la température, est une ville de 90 âmes. Certains des bâtiments construits au début du siècle, quand la commune abritait 5000 personnes, tiennent encore debout.  À l’intérieur de la mairie, la tour destinée à protéger une grosse pendule qui n’est jamais arrivée jusque-là… le bateau qui l’apportait d’Angleterre ayant sombré en route !

Toujours aussi plat, le paysage rougit au fur et à mesure que je m’approche de la piste. Je transpire beaucoup sous mon casque, et le troque finalement pour mon fidèle chapeau qui trônait jusque-là sur mon porte bagages avant. Rapporté en 1990 de Los Angeles dans mes bagages, il m’accompagne depuis dans mes escapades. Malgré le surnom peu original d’Indiana Jones qu’on me donne depuis que je le porte, je n’imagine pas partir sans lui. L’ombre qu’il procure me fait du bien mais je dois le protéger de l’appel d’air lorsque je croise ou me fait doubler par un Road Train, un de ces camions monstrueux à plusieurs remorques dont la longueur moyenne est de 50 mètres et qui en atteint parfois 75. Ils sillonnent les routes et les pistes du pays en tous sens et les chauffeurs m’adressent un signe en me voyant.

À partir de Leonara, la route qui part vers l’Est est en quelque sorte une impasse. 120 kilomètres plus loin, Laverton et la fin du bitume. Sur la distance, un seul et unique véhicule dont le conducteur klaxonne en me voyant. J’ai soif, très soif. L’ombre est inexistante et ma gorge de plus en plus sèche. En dehors de mes quatre bidons, je me suis procuré à Perth, deux pochettes dromadaire qui permettent de stocker quatre litres chacune. Au fur et à mesure qu’elles se vident, leur volume diminue, ce qui facilite le rangement. Pourtant, malgré l’envie extrêmement forte que j’ai de boire d’un trait, la totalité de mes réserves, l’eau chauffée par le soleil me révulse. Sensation terriblement désagréable que d’avoir soif, et de ne pouvoir se désaltérer qu’avec un liquide chaud, donnant l’impression d’avaler une crème épaisse tout juste retirée du gaz. Je rêve d’un Fanta orange glacé. Il me faut me forcer, mes reins ont besoin de cette eau, et malgré le goût horrible qu’elle laisse dans ma bouche, j’en avale à doses régulières.

Laverton : ultimes habitations avant l’entrée du Grand Désert de Victoria. Station-service, petit supermarché, poste, marchand de journaux, les 900 habitants de cette ville du bout du monde, dont la majorité travaillent dans les mines de Nickel des environs ont tout le nécessaire pour vivre en autonomie. Il y a même une piscine découverte, et lorsque je demande si je peux m’y baigner, ravi à l’idée de pouvoir me rafraîchir par cette température excessive, je m’entends dire qu’elle n’ouvre qu’en été…

Dans les rues, les gens me lancent des petits signes amicaux en ouvrant sur moi des yeux immenses, emplis de surprise. Les étrangers sont rares, et ceux qui s’aventurent jusqu’ici sont toujours en voiture ! Au poste de Police, un Aborigène en uniforme reste froid quand je lui annonce la raison de ma présence devant lui. Sur les murs, de grandes affiches montrant les différents serpents dangereux des régions environnantes, et les règles de base de la survie concernant toute personne s’aventurant au-delà de la ville. Toujours se renseigner sur l’état des pistes et sur la météo, emporter suffisamment d’eau et de nourriture pour au moins trois jours de plus que le temps prévu, prendre garde aux animaux sauvages qui peuvent traverser à tous moments et encore, rester sur la piste et près du véhicule en cas d’accident ou de problème technique… Il me fait remplir un formulaire sur lequel j’inscris toutes les informations possibles concernant mon itinéraire. Je pense qu’il me faudra une vingtaine de jours pour couvrir les 1800 kilomètres me séparant de Yulara, complexe touristique à proximité du rocher d’Ayers Rock, où se trouve le prochain bureau de Police. Par radio, il contacte ses collègues là-bas pour leur annoncer mes intentions, et leur donner mes dates approximatives de départ et d’arrivée. Si je tarde trop, ils enverront un véhicule à ma recherche. Ainsi, si je décide de m’attarder volontairement, je dois me charger de les prévenir d’une manière ou d’une autre, le seul moyen étant de donner un message aux occupants d’une des rares voitures que je peux rencontrer.

Avant mon départ de France, j’avais longuement hésité à emporter dans mes maigres bagages, une balise Argos. Petite, de la taille d’un talkie-walkie, très légère et pratiquement indestructible, elle permet de donner sa position par l’intermédiaire d’un satellite. Pas question de la mettre en marche n’importe quand, le message de détresse qu’elle émet va forcément déboucher sur la mise en place d’une opération de secours ! dans mon cas, je préfère faire face personnellement à un éventuel accident, en m’appuyant en cas de besoin sur un véhicule de passage.

Dans les vestiaires du terrain de sport, jumelé au camping, je reste un long moment sous la douche. J’ignore pour quand sera la prochaine et j’imagine pouvoir emmagasiner un maximum de fraîcheur avant l’air torride qui m’attend.

Plus question à présent de faire demi-tour. Je suis partagé entre l’envie de foncer, pour enfin connaître ce désert dont j’ai tant rêvé au cours des mois précédents, et le désir de prolonger encore ces instants d’impatience, pendant lesquels je revis toutes les difficultés que j’ai eues à pouvoir enfin les vivre et qui me permettent de les apprécier davantage. Dans mon sac de couchage, j’imagine déjà les kangourous, les dingos, les émeus que je vais pouvoir observer très bientôt. Et surtout, j’attends les moments de solitude, les moments où mon esprit pourra vagabonder librement, sans la moindre entrave, sans la moindre influence, les moments où je pourrai réellement penser.

La suite, ici.

 

 

 

 

 

 

Commentaires

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *