Ranch d’Amburla Chez les cow-boys, and girls.

L’après-midi touche à sa fin lorsque je pousse la porte du hangar. Devant moi, au-dessus des bidons de carburant et des outils de toutes sortes, une poutre sur laquelle sont alignées des selles.

Au fond de la pièce sombre où flotte une odeur de cuir et de graisse, deux motos tout-terrain. Je pousse l’une d’elles à l’extérieur du bâtiment. Dans moins d’une heure, il fera nuit. J’adore ce moment de la journée, quand la nature semble se réveiller avec la douceur du soir. Depuis plusieurs jours, j’ai pris l’habitude de profiter de ces instants pour rouler parmi ces paysages désertiques qui me laissent toujours sans voix. Dans le ciel, un aigle tourne sans relâche, guettant les petits mammifères et reptiles qui constitueront son dîner.

Le bruit du moteur couvre soudain le souffle du vent. Je parcours plusieurs kilomètres sur une piste de terre rouge. Les acacias changent de couleur alors que le soleil commence à lécher l’horizon. Quand les arbres cèdent la place à une vaste étendue d’herbe rase, j’aperçois un groupe de kangourous. C’est lorsque les ombres s’allongent qu’ils se mettent en quête de nourriture.

Alors que la température devient supportable, ils avancent par petits bonds, s’arrêtant de temps à autre pour paître. Je quitte la piste et me lance à leur rencontre, ignorant les chaos tout juste absorbés par les amortisseurs. Se dressant sur leurs pattes postérieures, en appui sur leur queue, ils me regardent approcher. La distance qui nous sépare devient trop courte, ils s’élancent en des sauts majestueux. Pendant un moment, je roule parmi eux, étonné par la régularité et la longueur de leurs bonds. Parfois, l’un d’eux est si proche qu’avec le bras tendu, je pourrais presque le toucher. La pénombre envahit peu à peu l’atmosphère, je les regarde s’éloigner avant de regagner la piste.

Amburla est une des quelques ranchs du centre de l’Australie. Depuis plusieurs semaines, je partage la vie des cow-boys sur cette exploitation de 2 020 km², soit les 3/4 du Luxembourg ou l’équivalent d’un petit département français.

De la maison, la route est à huit kilomètres et Alice Springs la ville la plus proche, mais aussi la seule, à 120 kilomètres. Être accepté dans un ranch n’est pas chose facile. Souvent déçus par des visiteurs peu scrupuleux, les propriétaires sont généralement réticents à accepter un étranger pour une longue durée. Lors de ma première expédition en Australie, j’avais déjà eu un contact avec le patron de ces lieux, Troy, un garçon de mon âge. Cette fois, il avait accepté de me recevoir pour lui exprimer mon envie de passer du temps chez lui, dans le but d’y réaliser un reportage photographique. Avec son père, ils m’avaient écouté leur exprimer ma passion de ces régions désertiques et de tout ce qu’on y trouve. Ils avaient apprécié que pour effectuer mon reportage d’une manière objective, je souhaite travailler à leurs côtés.

Depuis ce jour, j’accompagne Troy ou Patrick, un Aborigène sang mêlé, sur les centaines de kilomètres de piste qui jalonnent la propriété en tous sens. Deux fois par semaine, nous vérifions l’ensemble des éoliennes. Grâce au vent, elles pompent jusqu’à 200 mètres de profondeur, l’eau destinée au bétail dont il faut régulièrement surveiller l’état de santé. Dans ces régions arides, seules des vaches robustes peuvent survivre à une autonomie alimentaire. À Amburla, elles sont 2 500 Charolaises, cousines de celles que l’on trouve dans nos prés, et Brahmanes, originaires d’Inde, reconnaissables à l’énorme bosse de graisse qu’elles ont derrière la tête. Un animal malade est généralement abattu sur place avec le fusil qui ne quitte jamais le véhicule.

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Vaches Brahmanes dans le ranch

Une grosse partie du travail consiste à entretenir les centaines de kilomètres de barbelés. Avec Patrick, nous passons des journées entières à couper, rafistoler, changer cet équipement indispensable. Le soir, nous regagnons la maison, parfois à plus d’une heure de piste, vannés, cuits par un soleil de plomb. Après un dîner copieux, chacun regagne sa chambre sans demander son reste, quelques minutes avant l’arrêt du générateur produisant l’électricité.

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Sous le préau, le chien, et le veau qui se prend pour un chien

D’un sommeil profond, je suis tiré comme chaque matin par le chant des perruches de Port Lincoln. Ces oiseaux magnifiques ont élu domicile dans un arbre à proximité de ma chambre. Leur tintamarre est assourdissant. Dehors, il fait encore nuit, il est 4h30. Sous la véranda, Troy est installé face à Patrick. Devant eux, une tasse de thé d’où s’échappe une épaisse fumée.

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Perruche de Port Lincoln

Dans la cuisine, Gaël sort du four des gâteaux dont l’odeur agréable parvient jusqu’à nous. Elle est la touche féminine du ranch. Toujours pieds nus, vêtue d’un T-shirt et d’un short extra court accroché en haut de jolies jambes bronzées, elle apporte charme et gaieté dans ce milieu très masculin. Ses longs cheveux noirs et ses yeux foncés lui donnent l’air d’une indienne. Un peu plus jeune que moi, elle habite Amburla depuis plus de trois ans. Elle assure les travaux ménagers, prépare les repas, mais monte aussi à cheval d’une manière remarquable. Aujourd’hui, et les jours suivants, elle sera des nôtres pour le Mustering, le grand rassemblement du bétail. La bouche encore à moitié pleine, Troy donne ses instructions. Nous devons nous rendre à une cinquantaine de kilomètres de là, afin de regrouper des bêtes. Nous les déplacerons ensuite en camion vers un autre enclos. Ce travail devrait nous prendre deux jours.

Sonja est Allemande et étudiante vétérinaire. Elle fera partie du groupe et assurera à cheval, comme Gaël, Troy et Patrick, le regroupement du bétail. Pour ma part, je resterai en retrait dans le véhicule tout-terrain pour rabattre les bêtes qui pourraient se détacher du troupeau. Le soleil n’a pas encore montré le bout de son nez quand Patrick et moi parvenons à la route. À l’arrière du camion, les chevaux piétinent. Sa cigarette roulée accrochée au bout de ses lèvres, Pat plaisante. Je passe de bons moments avec lui, abordant tous les sujets. Il me pose surtout des questions sur la France, sur les animaux qu’on y trouve, la vie dans les grandes villes ou encore le chômage.

Nous quittons le bitume pour une piste de très mauvaise qualité. Rarement utilisée, elle est en grande partie recouverte d’un sable rouge épais venant s’accumuler au moindre coup de vent. Parfois, des trous énormes nous obligent à ralentir considérablement. Derrière nous, un immense nuage de poussière retombe doucement.

Alors que les premiers rayons solaires viennent embrasser le sol, le véhicule de Troy nous rattrape et nous dépasse. Lorsque nous arrivons, la chaleur est écrasante.  À peine ai-je mis le pied à terre que déjà, de fines gouttes de sueur viennent perler sur mon front. Debout autour du feu, nous dégustons un thé brûlant. Tout près, l’immense enclos dans lequel le bétail sera regroupé tout à l’heure.

Mes quatre compagnons s’affairent autour des chevaux alors que j’embarque mon matériel photographique dans le véhicule tout terrain.

Troy me demande d’aller me placer à moins d’un kilomètre de là et d’attendre. Au bout du chemin, j’arrête le véhicule dans l’alignement de l’enclos de barbelé. Seul, j’ignore totalement si le rassemblement a commencé. Au bout d’une heure d’impatience, j’aperçois un lézard à collier à l’entrée de son terrier. Je ne peux résister à l’envie de le photographier et sors de la voiture. Allongé sur le ventre, je reste un bon moment à l’observer avant d’appuyer sur le déclencheur. Immobile, se dorant au soleil, il me regarde de ses gros yeux globuleux. Quelques instants plus tard, je suis surpris par le bruit de sabots sur le sol. Un bruit venant rompre le silence jusque-là si profond. Le lézard a regagné son trou quand je vois arriver sur moi une dizaine de brahmanes et un dromadaire.

Avant même d’avoir pu regagner le véhicule, le groupe s’est arrêté net à moins d’une centaine de mètres, les yeux rivés sur moi. Après quelques secondes de totale immobilité, ils repartent en sens inverse ! Je réalise alors la gaffe que je viens de commettre. Comme la majorité des animaux sauvages, le bétail remarque à peine la présence d’un véhicule, mais se montre extrêmement méfiant face à un homme debout.  Je viens donc de rabattre involontairement vers mes amis, une partie des bêtes qu’ils ont mis tout ce temps à rassembler. J’imagine déjà les éclairs tout à fait justifiés que Troy va me lancer. Après une nouvelle heure dans le 4×4, je vois Patrick arriver au galop.
– « Troy a besoin de la voiture, il y a un problème avec une brahmane ».

Arrivé près de l’enclos, je distingue le troupeau qui s’y trouve rassemblé et à l’écart, une bête énorme. Troy saute de cheval en me voyant et m’invite à m’installer à la place du passager. Sans dire un mot, il fonce droit sur la vache qui s’apprête à charger. Le pare-chocs vient cogner l’animal qui tombe sur le côté, sonné. À genou près d’elle, il me demande de le rejoindre et de tirer fortement sur la peau reliant son ventre à une de ses pattes arrière. Malgré cela, encore vigoureuse, la vache se relève et nous charge. Entre ses dents serrées, Troy marmonne des vulgarités. Il enclenche la première, fait crisser les pneus et nous dirige vers l’animal à une vitesse bien supérieure à celle de l’assaut précédent. Le choc est très brutal et cette fois, c’est son front qui encaisse le coup. Sans même mettre le frein à main, Troy saute à l’extérieur et la prenant par les cornes, secoue sa tête alors que je réalise à peine ce qui vient d’arriver. De mon siège, je vois ses grands yeux devenir vitreux avant que son corps, secoué par un dernier spasme ne devienne immobile.

Ayant du mal à trouver mes mots, j’interroge mon ami sur ce qui vient de se passer. Tout en fouillant dans la boite à gants, il m’explique que cette bête refusait catégoriquement de suivre le reste du troupeau et avait chargé les chevaux à deux reprises. La pratique du choc frontal avait pour objectif de l’inciter à obéir. Il finit par me dire qu’il ne souhaitait pas sa mort, mais la présence d’une vache dangereuse dans un troupeau n’est pas une bonne chose. Avec un grand couteau, il ouvre sa gorge d’où se déverse un flot de sang. L’écoulement semble ne jamais s’arrêter et forme à présent une petite mare sous sa tête. Patrick place son pied sur son ventre et appuie fortement afin de la vider totalement. J’avale ma salive.

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Sous une chaleur accablante, l’animal est vidé en quelques minutes

Je sors mon appareil photo et lance un regard interrogateur à Troy qui me répond d’un hochement de tête. Avec le couteau, il découpe à présent la peau de l’animal et plonge ses mains dans ses entrailles pour en extraire les abats. Les meilleurs morceaux de viande viennent remplir nos glacières. Le reste est abandonné aux fourmis, aux mouches et aux rapaces qui déjà tournoient dans le ciel.

Depuis mon arrivée au ranch, je n’en finis pas d’être surpris. Ainsi, au cours des premiers jours, je me serais sans doute indigné contre ce genre de pratique.

À l’arrière du camion, Patrick et moi transportons une dizaine de bêtes vers une autre zone, distante d’une vingtaine de kilomètres. Lors du voyage suivant, une vache se met à pousser des meuglements terribles. Son cri de douleur est horrible. Déséquilibrée, elle est tombée et s’est coincée une patte dans la structure métallique du camion. C’est lorsqu’un autre animal la piétine qu’elle pousse ces cris. Nous ne pouvons rien faire avant la sortie de toutes les bêtes. Sur le chemin qu’il reste à parcourir, je fais mon possible pour penser à autre chose.

À destination, Pat recule le camion entre les grilles de l’enclos. Les vaches descendent à toute allure, trop contentes de quitter cette prison mobile, négligeant totalement leur congénère allongée sur le sol et les hurlements qu’elle pousse. Après une demi-heure, nous parvenons à libérer le pauvre animal que nous installons à l’ombre d’un arbre avec de la paille et de l’eau. Sa patte n’est pas cassée et se remettra vite. Pour la nuit, les bêtes sont enfermées dans un enclos de taille réduite pour qu’elles s’habituent à l’emplacement de leur nouvel abreuvoir. Demain, elles pourront en sortir et goûter aux joies d’une herbe renouvelée par l’absence de piétinement durant plusieurs semaines.

Après un ultime voyage à la lueur des phares nous regagnons la maison où nos compagnons nous attendent. Dans la douche, l’eau qui s’écoule  mes pieds porte la couleur de la terre, mélange de sable, de poussière et de boue. Autour de la table où nous partageons le dîner, Troy rompt le silence en faisant allusion à ma gaffe du matin. Il part alors dans un éclat de rire communicatif. Lorsque nous regagnons nos chambres, le sourire illumine encore nos visages.

L’hélicoptère vient d’Alice Springs. Il appartient à une compagnie louant, en grande majorité, ses services à des propriétaires de ranch. Les superficies sont si grandes que rassembler du bétail prend beaucoup de temps. L’hélicoptère, très maniable, permet de récupérer une bête isolée et de lui faire regagner le reste du troupeau. Les pilotes sont de véritables experts. Avec une incroyable adresse, ils s’approchent du sol à presque toucher les arbres et, dressant quasiment leur appareil à la verticale, suivent l’animal jusqu’à ce qu’il retrouve les autres.

Au-dessus de nos têtes, tel une mouche tout juste sortie d’un verre d’alcool, le petit hélico blanc ne reste pas en place. Le bétail avance, nerveux, en direction d’un énorme enclos, divisé en une dizaine de plus petits. Sur la moto, je suis leur rythme régulier, et donne un petit coup d’accélérateur quand une bête sort des rangs, comme le ferait un chien de berger. À l’opposé, Mark conduit également une moto. Mannequin, il est aussi acteur de cinéma et rentre tout juste d’un tournage. Le ranch est sa seconde maison, et j’apprécie particulièrement sa présence en raison de son humour et de sa joie de vivre.

L’hélicoptère soulève autour de nous d’énormes nuages de poussière et je dois maintenir fermement mon chapeau sur ma tête. A présent, l’ensemble du troupeau, 300 bêtes environ, est regroupé. Devenu inutile, l’hélico regagne la ville alors que commence le tri. De l’enclos où les animaux sont rassemblés, il faut les faire venir, un à un, vers une zone centrale de transition avant de les diriger vers leur enclos définitif. Le choix de ce dernier dépend de la variété de l’animal (brahmane ou charolaise), de son âge (certaines bêtes assez jeunes partent pour l’abattoir), et du fait ou non qu’elles soient marquées et castrées.

Toute la matinée et une partie de l’après-midi, Troy, Patrick et Mark dirigent les bêtes vers un espace ou un autre. Inconfortablement installé sur une barre métallique, j’observe et photographie la scène. La chaleur est écrasante. Sur mon front coulent de grosses gouttes de transpiration et mes rares cheveux sont collés sous mon chapeau. Régulièrement, grâce à une pompe et à l’abreuvoir, Troy arrose le sol pour y fixer la poussière.

Il est 15 heures quand nous nous retrouvons autour d’un sandwich et d’une tasse de thé. Malgré la température du liquide brûlant la langue, son effet désaltérant est incontestable. Les bêtes destinées à l’abattoir sont conduites vers l’énorme camion arrivé depuis peu. Long d’une cinquantaine de mètres, le «Road train», train de la route à deux remorques accrochées à son tracteur. Ces camions sont très nombreux en Australie, le transport ferroviaire étant assez limité.

Le Road-Train s'avance dans la plaine
Le Road-Train s’avance dans la plaine

Lors d’une précédente expédition, j’avais eu l’occasion de parcourir une centaine de bornes dans la cabine de l’un d’entre eux. Son chauffeur en était à son 54ème jour de travail non-stop et avait parcouru 40 000 kilomètres lors du mois précédent, soit le tour de la terre…

Il faut à ces monstres d’acier consommant un litre au kilomètre, plus de mille mètres pour s’arrêter.

Au moins le bétail ne souffrira pas des conditions de transport jusqu’à l’abattoir, tant il y a de place dans les remorques.

Dans un mince couloir métallique, un taureau avance, hésitant. Lorsqu’il s’arrête, Troy lui donne un léger coup de bâton sur l’arrière train. Au bout du couloir, une porte se referme et le bloque. Totalement immobilisé, il est sanglé à une plaque solide qui, une fois abaissée, le retient couché sur le côté. Muni d’une grosse paire de tenaille, Troy coupe ses cornes. Un puissant jet de sang s’échappe de la blessure. Le calvaire ne fait que commencer. Au fer rouge, son dos est ensuite marqué d’un D, première lettre du nom de famille de Troy. Enfin et c’est le plus impressionnant, l’animal est castré car destiné à la consommation. À l’aide d’un couteau de poche, Mark saisit les bourses et tranche les testicules un à un. La pauvre bête se tord en tous sens. J’avale ma salive, et j’ai bien du mal à garder l’œil fixé dans l’objectif de l’appareil photo. Une fois relâché de son étreinte, l’animal bondit et charge toute personne imprudemment restée sur son passage.

Quand la journée touche à sa fin, les bêtes ont retrouvé leur calme…

 

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