Jour de galère Quand la pluie devient un cauchemar

Ici, beaucoup me nomment le Crazy Frenchie. Crazy, parce qu’il ne viendrait pas à l’idée d’un australien de traverser le pays en Vélo-tout-terrain, seul, et par les déserts.

Pourtant, ce surnom est toujours marqué d’une bonne dose d’humour et sans doute, d’une certaine admiration. À tel point qu’au ranch de Tarlton Downs, lieu d’un bivouac réparateur après de nombreux jours de piste, on a décidé d’organiser un barbecue en mon honneur.

Le barbecue fait partie de la tradition australienne. Partout, dans les villes comme dans l’Outback, les régions retirées, il est un moyen de se retrouver, de passer un moment ensemble, mais aussi de boire beaucoup de bière et de manger des steaks grands comme les assiettes. Une différence avce chez nous, les voisins et amis sont répartis sur plusieurs centaines de kilomètres carrés !

En attendant le dîner, je rejoins Barbara, une jeune fille au pair qui s’occupe de la scolarité de Steve et Luke, les deux enfants de la famille. Dans une baraque de chantier aménagée en salle de classe, elle dispense chaque jour aux garçons les cours correspondant à leur âge.

Avant le lycée, les jeunes dont l’habitation est isolée, bénéficient d’un service unique au monde : la radio des airs. Derrière un micro, les garçons répondent aux questions d’un instituteur installé dans un studio à Alice Springs, à 400 kilomètres de là. L’ensemble des élèves de cette école originale est réparti sur une surface dépassant 1.5 million de kilomètres carrés, soit presque trois fois la France… Des cassettes vidéo qu’ils reçoivent régulièrement par avion postal, permettent de compléter le travail effectué par radio.

La vie de ces enfants est bien différente de celle de ceux des villes.

Ils aiment la nature et très tôt, ils la connaissent en détail. Parfois, ils doivent aider leurs parents dans le ranch et les responsabilités qui leur incombent alors en font des adultes avant l’âge. Il n’est pas rare de voir au volant d’un 4×4, un petit bonhomme haut comme trois pommes dont les yeux dépassent à peine le volant. Pour leurs études secondaires, les enfants vont en ville dans des « boarding schools », des écoles avec pension dans lesquelles ils découvrent généralement avec effroi un mode de vie très éloigné de leurs années au grand air. Mais surtout, ils sont confrontés à la hiérarchie imposée par le professeur alors que jusqu’à présent, ils avaient toujours été traités d’égal à égal avec les adultes.

Avec le ciel qui s’assombrit arrivent les premiers invités. Bientôt, nous sommes une trentaine, debout autour de grandes poubelles remplies de glaçons et dans lesquelles flottent d’innombrables canettes de bière. Alors que quelques gorgées me font tourner la tête, mes compagnons vident chacun jusqu’à une douzaine de bouteilles. La soirée se prolonge avec de bruyants éclats de rires entrecoupés parfois d’un renvoi des moins discrets.

Au lever du jour, je retrouve l’effort en solitaire et la monotonie de la piste. Il ne fait pas trop chaud, mais j’apprécie de rouler torse nu, ignorant les dizaines de mouches s’agrippant à mon dos pour y recueillir l’humidité de la transpiration. Le paysage est triste. Seuls quelques rares acacias dégarnis ponctuent le sol ça et là.

Une nuit, je suis réveillé par le bruit désagréable de la pluie sur ma petite tente. En de grosses gouttes, elle vient marquer la terre de points réguliers alors que j’installe aussi vite que possible le double toit. L’eau a déjà imbibé les coutures et s’écoule à l’intérieur, mouillant le tapis de sol et le duvet. Impossible de me rendormir, le bruit est trop intense. Une longue attente commence. Vers 10 heures, elle cesse enfin. Très vite, je plie le camp. Tout de suite, un vent de face me met à rude épreuve, rendant pénible chaque tour de pédale. Mais je n’ai encore rien vu car, par endroits, la pluie a transformé la piste en un véritable bourbier.

À plusieurs reprises, je dois descendre pour pousser dans la colle. Au compteur, 3 km/h.

Tel un robot, mes gestes deviennent mécaniques. Pédaler, descendre, pousser, pousser, pousser. Après une éternité, je devine la pancarte marquant la frontière avec l’État du Queensland, une simple planche de bois sur le bord de la piste. Brisbane, l’arrivée se trouve dans cet État et cela redonne des couleurs à mes pensées. Pourtant, la solitude et l’épreuve me pèsent. Malgré le froid et la pluie qui tombe de nouveau, je me déshabille complètement afin de me mouiller des pieds à la tête près du gros réservoir d’eau installé sur le bas-côté. Je suis frigorifié et le contact du liquide accentue encore cette sensation désagréable. Après plusieurs jours sans douche et une odeur forte qui ne me quitte plus, il me semble que la sensation de propreté m’aidera à passer ce cap particulièrement difficile.

Plus loin, un panneau indique la prochaine ville : Boulia, à 245 kilomètres.

Il est précisé qu’il n’y a sur la distance, ni eau, ni carburant. Sur une ou deux bornes, rouler redevient possible puis, la galère reprend, pire que jamais. La boue s’accumule en paquets énormes au niveau de la fourche et du hauban.

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Plus question de pédaler, le seul moyen de progresser à présent, c’est de pousser.

À deux pas en avant succède un pas en arrière pour dégager l’amas boueux. Mes chaussures et mes jambes sont noires de terre gluante. Je m’enfonce et pousser devient terriblement laborieux. Les gouttes s’écoulent sur le devant de mon chapeau, l’eau est partout et mon blouson en Goretex parvient à peine à l’empêcher de traverser. Très souvent, je pense à m’arrêter, monter la tente et attendre que ça se passe mais combien de temps cela va-t-il durer ? Un jour, deux, cinq… rien ne permet de le dire. La situation risque de s’aggraver encore avec le temps. Pas question d’entamer une période d’inaction qui jouerait sur mes nerfs d’une façon tout à fait négative.

Trente kilomètres, c’est la distance parcourue quand, à bout de force, je décide de rechercher un endroit abrité pour la nuit.

Partout, le sol est détrempé. Depuis plus de six heures, j’évolue dans cet univers collant, je n’ai qu’une envie, dormir. Sous un gros eucalyptus, la pluie tombe avec moins d’intensité. Dans la tente, tout est sale et humide. Le sommeil m’entraîne rapidement vers un univers forcément meilleur.

La nuit n’a rien changé, si ce n’est que la pluie tombée depuis hier a encore dégradé l’état de la piste. En trois longues heures, je parcours à peine quatre kilomètres. Le désespoir monte, remplaçant progressivement mon moral que je croyais imperturbable. Alors qu’une portion de terrain me permet de remonter en selle, je change de vitesse. La gaine protégeant le câble de mon dérailleur arrière cède. Je m’énerve, j’enrage, je hurle, je chiale… Ras le bol de ce désert semblant vouloir me garder le plus longtemps possible avec lui. La couleur des sacoches a partiellement disparu sous la boue. Les fermetures éclair sont durcies par le mélange collant agglutiné partout.

Accroupi dans la boue, je cadre mon vélo dans le viseur de l’appareil photo. Je l’installe sur le trépied. Sans tarder, avec moins d’application qu’à l’habitude, je cours jusqu’au vélo, retire la béquille et une fois de plus, pousse. Un cliché suffira, tant pis s’il est raté, le courage me manque pour en faire d’autres. Il n’en sera rien. Plus que toute autre, cette photo reflète tout à fait le désespoir du moment, accentué par des cernes énormes sous mes yeux.

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Sur ma droite, deux petits kangourous s’enfuient à grands sauts. Je suis étonné que ma présence ait pu à ce point leur faire peur même si je dois avoir la tête d’un zombie. Très vite, je comprends la raison de leur affolement. Au-dessus d’eux, magnifique, immense, les serres ouvertes, un aigle s’apprête à fondre sur sa proie. Immobile, paralysé par le spectacle, je regarde l’oiseau descendre progressivement, s’approchant peu à peu des petits marsupiaux. Encore un instant et l’aigle aura dans ses griffes un des kangourous. Mais l’avantage se porte en faveur des victimes potentielles. Par des bonds puissants, elles parviennent à atteindre un bois les mettant à l’abri du danger. Plus loin, c’est un couple d’émeus qui me remonte le moral et ensuite un chat sauvage, qui traverse la piste devant moi. On dirait que la nature toute entière se donne à fond pour m’encourager à continuer.

Les jours passent, le soleil est enfin revenu. Je suis terrorisé à l’idée d’une nouvelle pluie. J’attends Boulia, la prochaine ville, avec beaucoup d’impatience.

Je rêve d’une douche, d’un repas correct, d’un contact téléphonique avec la France.

Le paysage est vide, la moindre pousse d’herbe totalement inexistante. Parfois, un arbre contraste avec le reste de cet univers lunaire. La piste a séché rapidement, je roule vite, bénéficiant en plus d’un vent favorable.

Quand je distingue enfin les premières maisons du bourg, j’ose à peine y croire.

© Renaud Fulconis – Photos non libres de droits

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