Avec les aborigènes Les fourmis à miel

Il fait encore frais quand avec mon ami Jean-Pierre, boulanger dans la petite ville d’Alice Springs, nous pénétrons à allure modérée dans cette communauté aborigène.

Sur le devant des maisons, quelques personnes sont assises, en cercle autour d’un feu dont la lumière semble aspirée par le jour qui se lève.

Le bruit de notre véhicule rompt le calme de ce début de matinée. Un calme qui semble installé ici depuis la nuit des temps. Des enfants nus courent à notre rencontre et nous leur répondons par un petit signe de la main. Partout, des détritus de toutes sortes jonchent le sable rouge comme des boutons disgracieux sur un joli visage. Devant l’une des habitations, un petit groupe d’adultes est encore endormi, le corps recroquevillé sur un matelas difforme.

Jean-Pierre stoppe son véhicule à proximité du seul commerce de l’endroit, construit un peu à l’écart des maisons. Un petit entrepôt en tôle où l’on trouve de l’alimentation, des vêtements, des produits d’hygiène et quelques jouets. Audrey nous aperçoit. Elle ouvre l’une des portières et s’installe avec un grand sourire sincère et des yeux pétillants.

J’ai rencontré Audrey Napanangka à de nombreuses reprises en ville, chez Jean-Pierre, où nous sommes restés de longs moments à parler. Artiste peintre renommée, elle vit ici avec ses enfants. Dans les galeries d’Alice Springs, il est possible de se procurer ses toiles à des tarifs qui dépassent parfois plusieurs milliers de dollars. Elle a même voyagé en Europe et aux Etats-Unis pour présenter l’art aborigène aujourd’hui reconnu dans le monde entier.

Si ses peintures lui rapportent de l’argent, rien en elle ne permet de supposer le moindre signe de richesse. Pieds nus, vêtu d’un T-shirt taché et d’une jupe sale, elle s’assied à l’arrière du véhicule, suivie de deux enfants. Les cheveux ébouriffés, la morve aux nez, la petite fille et le petit garçon ont dans la main une glace énorme qui leur coule sur les doigts. À ses grands yeux, je devine qu’Audrey est aussi heureuse que nous de passer un moment ensemble.

Plus loin viennent s’ajouter à notre groupe une femme que je ne connais pas et un autre enfant. Dans son anglais à l’accent très fort, Audrey explique à Jean-Pierre la route à suivre. Après une vingtaine de minutes sur une piste défoncée, elle lui tape sur l’épaule. Nous sommes arrivés. Dehors, il fait déjà chaud. En un rien de temps, les mouches viennent s’agglutiner sur nos visages. Dans ces régions où le bétail des ranchs fait partie du paysage, la présence des mouches n’est pas un mystère. Inlassablement, elles se collent à la peau, entrent dans la bouche, dans les narines, les oreilles et viennent se placer aux coins des yeux pour y recueillir un peu d’humidité.

Je considère ce jour comme un jour de chance. Nous accompagnons les Aborigènes dans leur quête de nourriture. Et pas n’importe quelle nourriture, l’un de leur dessert préféré : les fourmis à miel. Du regard, Audrey balaye le sol à la recherche de la fourmilière. À un endroit que je juge identique à tous les autres, elle finit par s’asseoir et se met à creuser. À l’aide d’un long bâton, elle évacue la terre derrière elle.

Du genre « Myrmecocystus », les fourmis à miel ne sont qu’une des 9.500 espèces de fourmis présentes à travers le monde. Elles utilisent une source de nourriture qui les rend particulières. Elles exploitent les fèces sucrées des insectes piqueurs comme les aphidiens. Dans la fourmilière où les rôles sont extrêmement bien répartis, les fourmis à miel jouent le rôle de réservoirs vivants. Gavées par les ouvrières qui recueillent le liquide, elles emmagasinent celui-ci dans leur abdomen. Un abdomen qui va gonfler démesurément jusqu’à atteindre la taille d’une bille. Un fardeau qui condamne l’insecte à l’immobilité. Lors des longues périodes de sécheresse au cours desquelles la nourriture vient à manquer, elles rendent à leurs congénères ce liquide bienfaiteur qui va les conduire à flétrir puis à mourir. Leur colonie est installée en profondeur, à près de deux mètres de la surface du sol.

Dans le trou qui s’agrandit, de petits points noirs finissent par apparaître. Délicatement, Audrey attrape ces curieuses fourmis et vient les déposer dans une tasse qui se remplit rapidement.

Les enfants s’approchent et saisissent entre leurs doigts ces insectes au corps disproportionné. Au bout de la boule jaune, grosse comme la phalange de mon auriculaire, l’avant du corps de la fourmi semble minuscule. Comme eux, je place l’abdomen entre mes dents, mais tarde à le crever pour en recueillir le miel. Fou de rage, l’insecte arrose mes lèvres de grands jets brûlants d’acide formique. Le liquide qui se répand sur ma langue est délicieux, doux, agréablement sucré. Le contenu de la tasse sera ramené à la communauté et offert aux anciens.

fourmis12

La quête de nourriture ne s’arrête pas là. Audrey et son amie déterrent la base des acacias qui nous entourent. Cette variété d’arbre, « Acacia Kempeana », à la particularité d’abriter dans ses racines et parfois dans ses branches, les grosses larves blanches d’un papillon de nuit, qui apportaient aux Aborigènes avant l’arrivée des blancs, une partie des protéines nécessaires à leur équilibre alimentaire. Aujourd’hui, la nourriture industrialisée a bien souvent remplacé ces mets ancestraux.

Après plusieurs racines vides, Audrey déniche une des larves, puis trois autres. Le sourire jusqu’aux oreilles, elle m’incite à faire comme elle. Saisissant l’animal entre ses doigts, elle ouvre alors la bouche et se met à le mâcher, encore vivant. Entre mon pouce et mon index, la larve se tortille, comme si elle savait le sort que je lui réserve. Avec les dents, je coupe l’animal en deux, ayant la surprise de le sentir se mouvoir encore sur ma langue et entre mes doigts. Le goût est agréable, proche de celui de l’œuf. J’apprécierai cependant davantage ceux que nous dégusterons plus tard, grillés sur le feu…

Commentaires

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *